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PAUL CELAN POETE D'UN AUTRE LIEU

A travers le miroir brisé de l’après-guerre allemand : Paul Celan (médiapart)

|  Par Patrice Beray

Entre persécutions passées et haine de soi « culturelle », la poésie de langue allemande de l’après-Seconde Guerre mondiale offre un tableau saisissant où l’infortune personnelle en regard du désastre collectif le dispute à l’éclosion de poètes de grande envergure. Ce premier article d'une série de trois consacrée à quelques poètes contemporains marquants de langue allemande s'attache à Paul Celan (1920-1970), sans doute le poète de langue allemande le plus connu en France depuis Goethe.

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Dans un livre récemment paru aux éditions José Corti, le critique et enseignant de l’Université de Berne, par ailleurs spécialiste reconnu de Baudelaire, John E. Jackson, a réuni quelques études assez remarquables sur Paul Celan (1920-1970), sans doute le poète de langue allemande le plus connu en France depuis Goethe, avec quelques-uns de ses illustres devanciers, aux infortunes et fortunes si différenciées, Rainer Maria Rilke, Hugo von Hofmannsthal, Georg Trakl, Gottfried Benn.

Installé à Paris en 1947, c’est ce poète roumain de naissance, originaire de Czernowitz, en Bucovine (aujourd’hui en Ukraine), qui a rendu compte avec le plus d’acuité du drame de l’appartenance à une langue de culture qu’il avait assimilée comme nombre de Juifs d’Europe centrale et orientale. Cette langue, l’allemand, Celan l’avait apprise de sa propre mère, assassinée en 1942 par les nazis.

«Les assassins sont parmi nous», film de Wolfgang Staudte (1946)«Les assassins sont parmi nous», film de Wolfgang Staudte (1946)

Lourdes de conséquences pour la poésie de langue allemande dans son ensemble, les toutes premières lignes de John E. Jackson dans son essai Paul Celan – Contre-parole et absolu poétique cultivent cet immense paradoxe de la situation d’un poète filialement enchaîné à la langue des bourreaux et tout aussi cruellement dépositaire de sa destinée :

« Quatre décennies ont passé depuis la mort de Paul Celan. Son suicide, dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, a créé un vide qui, d’une certaine manière, n’a pas été rempli. [...] vide dans la poésie de langue allemande qu’aucune grande figure n’est parvenue depuis à combler [...] tout se passe comme si, pour reprendre le titre de l’article Maurice Blanchot, Celan avait été, du moins en poésie, “le dernier à parler”, comme si la poésie de langue allemande s’était tue avec lui. »

La tournure conditionnelle (« comme si... ») dont use ici en lasso l’essayiste ne doit pas tromper. Elle n’atténue en rien l’énormité du propos assené à la face de la poésie de langue allemande, désignant à travers la personne du poète le lien monstrueux qui s’est noué entre l’histoire et la poésie lors du désastre sans précédent de la Seconde Guerre mondiale. Par contraste, elle vise bien au contraire à saisir la langue du poète (sa « contre-parole ») au négatif de cette histoire.

C’est que cette barbarie sans nom sécrétée tout au long de la première moitié du XXe siècle occidental a alors quasi définitivement fait passer au négatif tout rapport que pouvait espérer entretenir la poésie avec l’histoire. À cette violente césure entre prose et poésie que cela suppose, les traditions poétiques allemande et française étaient préparées différemment. Un chercheur comme Dominique Combe a ainsi montré dans un essai de 1989 (Poésie et récit – une rhétorique des genres, lui aussi aux éditions Corti) combien la modernité poétique française, depuis le symbolisme, avait travaillé à exclure le récit, la narration de la poésie. La tradition allemande héritée du romantisme et de Goethe est plus partagée, le poète de Weimar défendant l’idée d’« expérience » (contre le romantisme allemand, qui a tant influencé le surréalisme...), expérience de la vie du poète que les théoriciens de la littérature allemands d’après-guerre (Kate Hamburger surtout) issus de la phénoménologie de Husserl réhabiliteront dans leur conception du « sujet lyrique ». C’est à Goethe, par exemple, qu’Eluard dans le sillage de la poésie de la résistance reprendra dans l’après-guerre la formule de « poésie de circonstance » liant l’écriture du poème aux traces biographiques de son auteur.



12/08/2013
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