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MAUROY, L'HOMME DE LA RUPTURE, (libération) le dernier des Mohicans

Lionel Jospin et Pierre Mauroy au congrès du parti socialiste à Toulouse.
Lionel Jospin et Pierre Mauroy au congrès du parti socialiste à Toulouse. (Photo Vincent Leloup)

Pilier de la social-démocratie, l’ancien Premier ministre de Mitterrand est mort vendredi à 84 ans.

 

Un authentique socialiste est mort. Un homme au socialisme chevillé au cœur et ancré au corps. Un corps massif, avec des costumes à la veste croisée, surmonté d’une chevelure argentée et d’un visage mangé par des lunettes aux larges montures. Un social-démocrate assumé, élevé dans le Nord, qui, avec Jacques Delors et Michel Rocard, fut de cette espèce que les socialistes ont toléré à leurs marges. Mais qui a su imposer ses vues. Réaliste rétif à l’idéologie, pragmatique et idéaliste, humaniste et volontaire, Pierre Mauroy, décédé vendredi à l’âge de 84 ans, restera comme le premier Premier ministre de François Mitterrand. Aux yeux du «peuple de gauche», qu’il aimait, il était devenu au fil des ans, une figure emblématique d’un temps disparu.

Pierre Mauroy à Matignon, c’est l’abolition de la peine de mort, la retraite à 60 ans (une réforme qu’il voulait, parce que, disait-il, l’espérance de vie des ouvriers faisait qu’à l’époque, ils ne jouissaient que trop brièvement de ce temps de repos), la cinquième semaine de congés payés, les 39 heures de travail hebdomadaire, la relance par la consommation, les nationalisations, la décentralisation, l’impôt sur les grandes fortunes (ancêtre de l’ISF)…

Pierre Mauroy fut aussi le maire qui a métamorphosé Lille, sa ville (lire ci-dessous). Et un remarquable orateur, aux envolées lyriques surannées, peut-être, mais capables de tirer des larmes à de vieux militants à qui, croyaient-ils, on ne la faisait plus… Il fut aussi - et peut-être, surtout - l’homme qui, avec Mitterrand, sut inscrire la gauche dans la durée.

Son secret pour réussir en politique ? «Etre aimé, ne pas faire n’importe quoi, avoir de la chance», confiait-il au printemps 2012. Fraîchement retraité du Sénat, arborant une nouvelle et fine moustache, affaibli par le cancer qui l’a finalement emporté, Pierre Mauroy observait en vieux sage les premiers pas de François Hollande chef de l’Etat. Le jour de son investiture, le Président l’avait convié au déjeuner de l’Elysée. Il s’est souvenu que Pierre Mauroy était au côté de François Mitterrand, dans la voiture décapotable qui avait remonté les Champs-Elysées, trente et un ans plus tôt. «De quoi avez-vous parlé ?» a demandé François Hollande. «De la dévaluation du franc… Je voulais le faire, mais l’humeur était plus à la fête qu’à l’austérité. François Mitterrand me disait : "On verra, on verra…" tout en envoyant des signes aux gens sur les trottoirs» (1). Ce jour-là, le futur Premier ministre socialiste s’était dit qu’il avait de la chance. Et qu’il ne faudrait pas «faire n’importe quoi».

1940-1965 : l’engagement politique, les premiers pas

Etre aimé, avant tout : «Il faut l’avoir été, pour être fort, affronter un adversaire, convaincre des électeurs, surmonter les défaites», écrit-il dans ses mémoires . En juin 1940, il a 12 ans, et pédale sur les routes du Nord derrière son père. C’est l’Exode, sa mère et ses cinq frères et sœurs sont partis devant, dans une Citroën. La famille doit se retrouver au Crotoy, dans la baie de Somme. Pierre Mauroy n’oubliera jamais ce jour où il a vu la mer et compris l’amour des siens. Sur la plage, parmi les milliers de réfugiés apeurés, livrés à eux-mêmes, il a une autre révélation. «Devant cette pagaille, cette France méconnaissable et l’incurie de l’armée, a-t-il raconté à France Bleu Nord, j’ai eu la conscience politique qu’il était indispensable d’avoir des dirigeants capables.» A 12 ans, il sait qu’il ne sera pas instituteur de village, comme son père, ni fermier comme les autres hommes de la famille. Les blés et les hauts-fourneaux du Valenciennois, il veut les fuir, partir en ville. Là où vivent ceux dont il lit les noms dans l’Almanach Vermot : «Les élus, les ministres, les députés… Je détaillais leurs photos et comme des enfants se voient cow-boy, je m’imaginais parmi ces adultes dont dépendait la France.» Comme son héros, Léo Lagrange, ancien ministre du Front populaire et député SFIO de sa circonscription. En 1950, il fondera une fédération à son nom à Lille, et lui consacrera un livre en 1997. Dans la famille, on surnomme Pierre «l’écrivain», ou «l’orateur».

Dès la guerre terminée, il entre aux Jeunesses socialistes et monte vite en grade : secrétaire de section à Cambrai, secrétaire fédéral à Lille, secrétaire national à Paris. Sans conviction, il s’inscrit à l’ENNA. «Avec deux N», précisera-t-il toute sa vie, évoquant ses moroses études à l’Ecole normale nationale d’apprentissage dont il sortira prof de lycée technique. Il passe ses jours et ses nuits Cité Malesherbes, au siège de la SFIO. Pas toujours d’accord avec le patron, Guy Mollet, mais persuadé que sa vie se jouera en politique, à gauche.

En octobre 1965, il fait campagne dans le Nord pour le candidat à la présidentielle, François Mitterrand, qui n’est pas SFIO. Dans le Paris-Lille, qui grâce à lui deviendra plus tard le premier TGV de France, Mitterrand l’accoste : «On va parler.» Six ans avant le congrès d’Epinay (1971), le futur premier secrétaire du PS explique : «Un socialiste ne deviendra pas communiste, pas plus qu’un communiste ne deviendra socialiste. Une seule voie est possible, l’union de la gauche.»

1965-1984 : l’union de la gauche et l’épreuve du pouvoir

Qui d’autre que lui pouvait incarner l’alternance de 1981 après une disette de vingt-trois ans d’opposition ? Qui d’autre que lui, François Mitterrand pouvait-il appeler à Matignon ? Pierre Mauroy représentait tout à la fois la fidélité aux idéaux du socialisme, l’ancrage à gauche, et il savait parler avec les communistes. «Bref», selon une de ses expressions favorites, il était l’unique homme de la situation. Pourtant, les rapports entre le premier Premier ministre socialiste de la Ve République et François Mitterrand n’ont pas toujours été un chemin de roses. Mais leur relation fut toujours marquée par le respect et l’affection.

Leur première vraie rencontre, narrée par Mauroy, remonte donc à 1965, quand Mitterrand est (déjà) candidat à l’Elysée : les deux se connaissent mal. Mauroy compte dans l’appareil de la SFIO. «Notre alliance va se nouer là, à l’abri d’un compartiment que nous occupons seuls.» Dans le train, tout y passe : le PCF, l’avenir, le parti… Arrivés gare du Nord, «le pacte est scellé. Nous avancerions ensemble dans la même direction». Mitterrand vers l’Elysée, Mauroy vers la réalisation de ses idéaux. Le futur Premier ministre «l’avoue» : «J’ai été séduit, et même fasciné, par ce personnage dont j’entrevoyais déjà les multiples visages.»

En juin 1971, au fameux congrès d’Epinay, le Lillois aide largement le Nivernais à prendre le Parti socialiste à la hussarde. Aidé en cela par Gaston Defferre, maître tout puissant de Marseille, avec qui il formera l’épine dorsale de la majorité mitterrandiste («les Bouches-du-Nord», comme on disait). Mauroy et Defferre sont peu enclins au dialogue avec les communistes et, dans leur entreprise, ils sont épaulés par Jean-Pierre Chevènement, trublion de l’aile gauche du nouveau PS, secondé, plus tard des «sabras», ces jeunes socialistes (Lionel Jospin, Laurent Fabius, Jack Lang, Paul Quilès…) ambitieux et brillants.

La séparation intervient lors du congrès de Metz, en 1979, quand la majorité mitterrandiste veut couper les ponts avec les amis de Michel Rocard, arrivé au PS en 1974 avec les cohortes de «la deuxième gauche». Mauroy, qui s’est allié à Rocard, putatif candidat à la présidentielle de 1981, est rejeté dans la minorité. A Metz, se joue en filigrane le psychodrame qui se produira en 1983 : économie administrée contre réalisme assumé. «Entre le Plan et le marché, il y a le socialisme», lancera alors Laurent Fabius à Michel Rocard.

La brouille avec François Mitterrand est de courte durée. Fin 1980, le futur chef de l’Etat voit tout l’intérêt qu’il y aurait à nommer Pierre Mauroy à Matignon en cas de victoire six mois plus tard : Mauroy plaît au PCF, il sait parler aux ouvriers, il s’est éloigné de Rocard… Le 10 mai 1981, au soir de sa victoire, Mitterrand lâche : «Enfin, les ennuis commencent.» A Mauroy de les gérer. «Je sens un poids peser sur mes épaules. Notre histoire ne fait que commencer», témoignera-t-il.

Pierre Mauroy bâtit «le socle du changement» mais les roses se fanent. «Changer la vie» sera pour demain. La rigueur devient l’horizon. Il veut tenir sur «la ligne de crête» des 2 millions de chômeurs. Le Premier ministre ne veut pas être «l’homme d’une troisième dévaluation», qui se fera néanmoins.

La situation demeure grave, malgré ses affirmations de février 1983 selon lesquelles «tous les indicateurs se remettent au vert». «Voilà la réalité !» avait-il coutume de lancer, en expliquant les raisons de l’inflexion de sa politique qui vise à lutter contre l’inflation et les déficits publics (lire page 4).

A force de persuasion, il contraindra l’allié communiste à l’accepter, faisant peser sur lui la menace d’une confrontation mortifère. En 1982, puis en 1983, la rigueur (blocage des prix et des salaires, contrôle des changes) est actée. Contre «les visiteurs du soir» (Pierre Bérégovoy, Laurent Fabius, etc.) qui plaident pour une sortie de la France du Système monétaire européen, Mauroy et Delors l’emportent.

Mais c’est le dossier de l’école privée qui fera chuter Pierre Mauroy. Désavoué par Mitterrand, il claque la porte, fâché et frustré : «Vous avez retiré la loi au mépris de notre engagement, proteste-il auprès du Président le 16 juillet 1984. […] Par conséquent, je m’en vais.» Une certaine gauche aussi.

1984-2002 : l’après-Matignon, le PS et le repli à Lille

L’aura de Pierre Mauroy s’estompe. La jeunesse de son successeur, Laurent Fabius, le range - presque - au rayon des antiquités. Mais, s’appuyant sur la puissante fédération du Nord, celui que certains surnomment «Gros Quinquin» compte encore. Contre l’avis de François Mitterrand, tout juste réélu, il prend les rênes du PS en 1988. Il y est poussé par Lionel Jospin et ses fidèles, qui continuent à disputer l’héritage mitterrandien à Laurent Fabius. Lors du calamiteux congrès socialiste de Rennes, il ne peut s’opposer au duel fratricide entre fabiusiens et jospiniens. L’image d’un Pierre Mauroy seul, à la tribune, une rose à la main, hantera nombre de militants socialistes.

Il quittera la rue de Solférino en 1992. Mais continuera à exercer des responsabilités à la tête de l’Internationale socialiste et de la Fondation Jean-Jaurès. Elu sénateur la même année, il prépare sa succession à la mairie de Lille qu’il dirige depuis 1973.

Avant de disparaître de la scène politique. En 2002, il se rappellera au bon souvenir de la gauche, quelques jours avant le crash de Lionel Jospin à la présidentielle. Devant le conseil politique du candidat, il expose avec solennité : «Lionel, quand je regarde ton programme, je n’y trouve pas le mot ouvrier. Comme si c’était un gros mot…» Le fantôme des «catégories populaires» traverse le QG. Deux semaines plus tard, Jospin ne recueillera que 15% des voix chez les ouvriers. Jean-Marie Le Pen en obtiendra deux fois plus. On n’entendra plus guère Pierre Mauroy.

A la fin de sa vie, président de la Fondation Jean-Jaurès, située dans la Cité Malesherbes de sa jeunesse à la SFIO, il se disait «heureux, de [sa] vie et de [son] combat». L’ultime étape, il la voyait «un petit peu comme la mer, quelque chose qui s’impose à vous comme avec beaucoup de force et d’une grande beauté». Comme «lorsque j’ai vu la mer pour la première fois». Ce jour de juin 1940 au Crotoy.

(1) «Ce jour-là», Pierre Mauroy, Michel Lafon, 2012.



09/06/2013
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