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La crise : multitude de faillites dont les Coops de nos campagnes

«On est en train de mourir en silence»(libé)

27 décembre 2012 à 22:26
La «machine» de la papeterie M-Real, à Alizay (Eure), 114mètres de long. Après six mois de négociations, l’usine a été provisoirement reprise par le conseil général.
La «machine» de la papeterie M-Real, à Alizay (Eure), 114mètres de long. Après six mois de négociations, l’usine a été provisoirement reprise par le conseil général. (Photo Laurent Troude pour Libération)

Reportage Licenciements, guichets départs, fermetures de sites ou reprise d’activité avec ou sans intervention de l’Etat : «Libération» a sillonné la France des plans sociaux et rencontré ses acteurs en lutte.

Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

La France du chômage, ce sont ces plans sociaux qui perlent dans des entreprises de tous ordres, touchant des salariés, des métiers, des territoires. Ce sont aussi des personnages, devenus hérauts sans le vouloir, des petits combats collectifs là-bas vus d’ici mais qui font remuer au plus haut. Reportage.

FOCAST

La fonderie dans l’ombre de Florange

Parqués comme du bétail sur la place de la Concorde, «avec pour seules commodités le mur du jardin des Tuileries pour les hommes, et un accompagnement sous bonne garde, deux à deux, pour les femmes». Dans leur lettre au président de la République, les Soissonnais écument de rage et d’humiliation. Venus manifester à Paris le 5 décembre, 240 élus et salariés d’entreprises en difficulté ont été immobilisés manu militari pendant quatre heures. La banderole énumérant la litanie des fermetures (Jacob Delafon, AR Carton, Wolber-Michelin, Chappée, Ottawa, Becuwe, Trailor, Berthier, BSL industries) a été ignorée. Le même jour, les syndicats de Florange négociaient à Matignon. Même si, avec 600 emplois menacés, 7 000 disparus dans leur bassin depuis trente-quatre ans, ils invoquent leur «douzième Florange». Le slogan leur paraissait vendeur.

Trois jours plus tard, la colère reste à vif. La route qui part de la gare de Soissons (Aisne) vers Villeneuve-Saint-Germain ressemble à un champ d’honneur. Cet intervalle géographique comptait 5 000 emplois dans les années 80, 500 aujourd’hui. Il y avait de tout : du verre, du pneu, de la fonte, de l’acier, de l’inox. Le plus gros employeur ici, désormais, avance-t-on en riant jaune, c’est l’hôpital et la mairie. A gauche, l’ancienne usine de pneus de vélo Wolber, filiale de Michelin, fermée en 2000. Plus loin, une cartonnerie liquidée deux fois, tombée à 50 emplois. Puis BSL Industries (chaudronnerie), liquidée en 2003. BSL Tubes et Raccords a en revanche été repris en 2010 par Genoyer. Puis les braises du moment : la fonderie Focast Picardie et l’assemblier de chaudières Baxi.

Un «C MORT» en lettres jaunes s’étale sur les briques de la fonderie. Edifiée en 1883 par Albert Piat, l’usine ne tourne plus. Le tribunal de commerce a prononcé sa liquidation le 29 novembre, à la consternation des 129 salariés. A l’entrée, des tiroirs bleu ciel avec le nom des gars pour les tenues de travail. Dans les lieux, jamais en repos sous le régime des 3x8, le bruit des pas se fait mat. La poignée d’ouvriers rassemblés autour du four à fusion éteint en parlent à l’imparfait. Son carburant, sa chaleur, le bruit. Ils ont travaillé jusqu’à la dernière pièce en fonte. Pour la plupart, c’est le triste épilogue d’un turn over local. Ballottés d’une usine à l’autre.

Cet après-midi, Franck Casola, CGT, 43 ans, vingt et un ans d’ancienneté, va tenter d’arracher en comité d’entreprise les meilleures conditions de départ. 2013 commencera à Pôle Emploi. La peine n’a pourtant pas été ménagée pour dénicher un repreneur. Le seul candidat a reculé devant un investissement voué à des pertes pour les trois ans à venir.

A côté de la fonderie, il y a sa sœur Baxi, propriété de BDR Thermea. En sursis. Sa fermeture dans deux ans a été annoncée le 15 octobre. Et, plus loin sur la zone, la plateforme Geodis Logistics stoppée depuis la mi-décembre, après la fin d’un contrat avec Carrefour. Les lettres de licenciement des 74 CDI partent le 31 décembre. Mais il y a aussi le centre d’appels Transcom France, en procédure de sauvegarde. Au total, 600 emplois sur le carreau ou sur le point de l’être, d’où le «Florange» invoqué à Paris. «Soissons affiche un taux de chômage de 20,4% et la Picardie, première région ouvrière de France, se situe en dessous du PIB moyen», alerte Jean-Marie Carré, président (PS) de la communauté d’agglomération du Soissonnais. Depuis le début des années 70, la désindustrialisation a grignoté le Grand Soissons, qui compte aujourd’hui 70 hectares de friches orphelines. Un territoire à gauche qui a voté à 27% pour l’extrême droite à la présidentielle, soit 10 points de plus que la moyenne nationale.

Focast fermée, les salariés de Baxi, en suspens jusqu’à fin 2014, n’ont pas le moral. Dans une lettre, la direction générale les a incités à reprendre la cadence, tombée à 50% depuis l’annonce de la fermeture. Sur 115 références de chaudières, 52 sont aujourd’hui en rupture. Mais comment se motiver quand une usine qui comptait 900 salariés en 1976 va mettre les 140 restants dehors ? Dans le Soissonnais, tout le monde a au moins un membre de sa famille passé par Baxi. L’argument économique est imparable : le marché du chauffage au sol affiche un recul de 15% au profit du mural. Et la réglementation européenne interdit les chaudières basse température à partir du 1er janvier 2015, 70% de la production de Baxi.

Ici, tous ont déjà vécu un plan social, en 2008, des bouts de délocalisation, en Turquie pour l’acier, en Italie pour les brûleurs. Avant, tout était fait sur place. «On peut trouver quelqu’un qui pourrait s’installer ici dans la tôlerie fine», tente de convaincre Jean-Marie Carré, le président de la communauté d’agglo. «Après les pneus, Wolbert a fait des meubles, on sait comment ça s’est terminé, oppose Manuel, un contrôleur amer. Si c’est pour rester un an et se barrer avec notre argent, je n’y crois pas.» L’agglomération tente de revivifier les zones abandonnées, d’attirer les entreprises. Mais les emplois créés ne comblent pas l’hémorragie. «On n’est pas que des pleureurs. On demande qu’une solidarité nationale s’exerce sur le territoire», insiste Jean-Marie Carré, qui réclame de l’Etat une conférence territoriale et une augmentation des fonds régionaux européens, sur lesquels une réunion se tiendra finalement le 11 janvier avec le préfet de l’Aisne.

COOP ALSACE

Une institution grignotée par la grande distribution

«On est en train de mourir en silence.» Les syndicats de la Coop Alsace, premier distributeur alimentaire indépendant de la région, sont inquiets. Au point d’avoir décidé d’alerter l’opinion, pour pousser la direction à sortir du bois. «Depuis deux ans, on crie au loup», explique Laurent Hobel, de FO. Ce chauffeur livreur à la Coop depuis quatorze ans, physique massif et regard clair perçant, incarne l’intersyndicale. On ne parle que de Florange, de Doux, mais pas d’eux. Du coup, ils ont exceptionnellement accueilli la presse dans la plateforme logistique implantée en 1976 à Reichstett, au nord de Strasbourg.

La «Coopé» en Alsace est une institution. Depuis le premier magasin en 1902 rue des Dentelles, l’entreprise s’est développée, a fait la pluie et le beau temps dans le commerce de proximité, desservant les communes de la région. Derrière l’église, disait-on, il y a la Coopé. Mais elle a été rattrapée par la grande distribution. Des pertes faramineuses, 120 millions de dettes et une prise de contrôle partielle à 34%, le 1er septembre, par Leclerc, chez qui la Coop avait décidé de s’approvisionner en 2009 après Cora.

A la veille du repas de Noël, les membres du CE décorent la cantine de Reichstett. «Regardez comme c’est calme, dit le syndicaliste Marc Bur, de la CGC, en désignant l’extérieur, seulement trois camions de liquide viennent s’approvisionner là où il y en avait 33 auparavant.» Certaines allées de l’entrepôt sont vides de produits. La direction a ramené la valeur du stock de 13 à 6 millions. Pascal Enger accroche des carillons de boules au plafond, mais le cœur n’y est pas. «Les collègues n’en peuvent plus. L’absentéisme, de 6% cet été, en est à 9% en novembre.» Les derniers volontaires du plan social (409 départs) sont partis en août. L’annonce d’un nouveau PSE de plusieurs centaines de postes se profile pour mi-janvier.

Depuis le 1er septembre, la Coop Alsace est désormais divisée en trois branches de 2 600 salariés au total : la première sur laquelle s’est positionné Leclerc, HyperCoop, regroupe six hypermarchés et 22 Leclerc Express, soit 1 508 salariés. La seconde branche, Coop Magasins de Proximité (CMP), rassemble 144 Proxi, soit 559 emplois. Des enseignes qui enregistrent une baisse d’activité de 15% en moyenne, certaines jetant plus de fruits et légumes qu’ils n’en vendent. «On pâtit de la transformation récente des magasins aux couleurs de Casino, notre partenaire, et de la proximité des Super U, moins chers», renchérit Marc Bur. Quant à la troisième branche, l’UCA (Union des coopérateurs d’Alsace), la menace de compression est tangible : la fermeture de la boulangerie du Port du Rhin (18 salariés), un quartier de Strasbourg, est programmée, la boucherie (90 personnes) serait en vente et les services administratifs et logistiques risquent d’être touchés.

Au-delà de la Coop, c’est la mission sociale (points poste, livraison à domicile) de ses épiceries du coin, présentes sur une centaine de communes, qui va souffrir, fait valoir Laurent Hobel. Sans parler des répercussions sur les industries agroalimentaires alsaciennes. Et de citer la brasserie Meteor, les pâtes Grand-Mère, les maraîchers d’Alsace… «Il faudrait que la région s’implique», conclut-t-il, prononçant même le mot de «régionalisation».

M-REAL

La papeterie sauvée par une «départementalisation»

La mairie à colombages du petit village de 1 500 habitants pavoise avec sur son fronton : «Alizay salue la victoire des M-Real.» Rendez-vous jeudi pour fêter ça à la salle polyvalente, convie le maire, Gaëtan Levitre, PCF. Le conseil général de l’Eure a mouillé sa chemise et voté à l’unanimité, le 11 décembre, la reprise de la papeterie pour 22,2 millions d’euros. Une prise de contrôle temporaire, pour revendre la plus grande partie du site, 15 millions, au papetier thaïlandais Double A, et la centrale biomasse pour 3 millions au producteur d’électricité et de chaleur français Neoen. Le troisième lot, de 28 hectares, sera remis à un établissement foncier pour un port fluvial en bord de Seine.

Ce lundi 17 décembre, une centaine de personnes sont rassemblées devant M-Real pour une assemblée générale. Même le successeur de Bernard Thibault, Thierry Le Paon, a fait le trajet depuis Paris pour donner du lustre au moment. Dans l’auditorium comble, on attend comme des héros les trois syndicalistes CGT et CGC qui n’ont jamais lâché. «On avait juré que l’usine repartirait, entame Thierry Philippot, CGT, ému aux larmes. Notre histoire restera dans le livre des luttes sociales de ce pays.» Dénouement heureux de six mois de négociations, depuis l’arrêt de la papeterie en avril - «330 salariés dehors, 550 avec les sous-traitants». Le bras de fer dure en réalité depuis six ans : depuis le premier PSE en 2006, l’arrêt de la pâte à papier en 2009, suivi du plan social de 2011. Les six derniers mois ont été intensifs pour fédérer les énergies. «Les bûcherons [le propriétaire finlandais, Metsa Board, ndlr] n’avaient pas l’intention de vendre, on l’a obtenu par la force.» Et le seul moyen de concilier le propriétaire et l’acquéreur Double A, fâchés, c’était de passer par l’Etat. «Votre lutte est exemplaire, adresse Thierry Le Paon. Il est des jours où on peut dire victoire dans l’attente de revoir la fumée des cheminées.» L’occasion aussi de marteler que de nouveaux droits doivent être donnés aux salariés.

Le local syndical, situé près du portail qui mène aux deux chaudières culminant à plus de 70 mètres au-dessus de la vallée de l’Andelle, a connu des journées homériques. Une fourmilière où circule Jean-Yves Le Mahieu, l’autre délégué CGT, avec sa grande barbe blanche, ses bagues et ses tatouages. «On n’est pas tout à fait au bout du tunnel», préfère-t-il énoncer, dans l’attente de la signature définitive, vers le 15 janvier, et des conditions d’embauche. Le Mahieu bossait sur l’extrémité de «la machine», à la bobineuse. A M-Real, un des repères chronologiques, c’est la construction en 1991 de cet immense engin de 114 mètres de long, un des plus grands en Europe. Il y a ceux qui ont connu le chantier, et ceux qui sont venus après. A un bout arrivait la pâte à papier, de l’autre sortaient les feuilles sur les mandrins. «Elle n’est pas obsolète, lâche Le Mahieu, c’est une des raisons pour lesquelles on s’est battus.» Avant, le site partait du copeau de bois jusqu’à la ramette de A4, 800 tonnes de papier par jour. «Quand ils ont fermé la partie pâte en 2009, relate un ouvrier, c’était comme couper la branche morte pour sauver l’arbre, mais on sentait que cela sonnait la mort annoncée du site.» Tout l’arsenal possible a été dégainé à M-Real. Les conseils général et régional ont financé une étude d’un spécialiste du papier, le Pr Lachenal, qui proposait des solutions alternatives, comme la production de bioéthanol ou de pâte à papier textile. En vain. Un vœu d’expropriation, suggéré par le PC et le NPA, a même été voté et une procédure a été menée jusqu’à la Commission européenne.

«Cinquante ans qu’on vit à côté de ce fleuron industriel», défend Gaëtan Levitre, 63 ans, conseiller général, ancien chaudronnier «licencié», qui a connu les grèves de 1980 à la papeterie, où les chars avaient été envoyés de crainte que les ouvriers n’ouvrent les vannes de chlore. «En 2009, nous avons créé un collectif de syndicats, d’élus, de représentants de partis politiques qui se réunissait toutes les semaines en mairie d’Alizay», raconte l’élu qui liste 35 entreprises sur le territoire (800 à 1 000 emplois). C’est aussi un collectif d’une quinzaine de salariés et directeurs qui veille à l’entretien de l’usine depuis avril. «On est arrivés à un accord : on acceptait les licenciements en arrêtant de se battre, mais on gardait une équipe pour maintenir l’équipement en état, avec une deadline au 31 décembre 2012», explique Eric Lardeur, CGC, ingénieur. L’équipe de «réindus» officie toujours, fait tourner «la machine» régulièrement, propulse de l’air comprimé dans les tuyaux, entretient la station d’épuration. En parallèle, l’équipe fait le suivi des collègues licenciés, dont 120 (sur 330) ont trouvé un emploi et, parmi eux, 60 en CDI. «La valeur ajoutée ici, renchérit Eric Lardeur, c’est le personnel encore disponible qu’on contacte pour savoir s’il est prêt à revenir.» Car Double A s’est engagé à prendre entre 200 et 250 personnes.

Mais attention, prévient Jean-Louis Destans, le président du conseil général de l’Eure, «ce n’est ni une nationalisation ni une départementalisation. Nous avons joué le rôle de facilitateur avec le soutien de l’Etat pour un portage d’une nanoseconde». Le nom de M-Real reste aussi gravé symboliquement sur la proposition de loi sur la cession obligatoire de sites rentables, «débattue lors d’une nuit mémorable, que quatre ministres du gouvernement ont obstinément refusée», a rappelé à l’assemblée générale François Loncle, député (PS) de l’Eure. «Une loi qu’il faut continuer à pousser.» Destans traduit la philosophie politique de l’affaire M-Real : «La main invisible du marché ne fait pas tout. La puissance publique peut jouer un rôle intelligent.» A M-Real, on espère redémarrer au printemps. L’histoire ne s’arrête donc pas là. Alors que la Coop Alsace reste suspendue à une restructuration et qu’à Focast, dans l’Aisne, le four restera froid.

«On est en train de mourir en silence»

27 décembre 2012 à 22:26
La «machine» de la papeterie M-Real, à Alizay (Eure), 114mètres de long. Après six mois de négociations, l’usine a été provisoirement reprise par le conseil général.
La «machine» de la papeterie M-Real, à Alizay (Eure), 114mètres de long. Après six mois de négociations, l’usine a été provisoirement reprise par le conseil général. (Photo Laurent Troude pour Libération)

Reportage Licenciements, guichets départs, fermetures de sites ou reprise d’activité avec ou sans intervention de l’Etat : «Libération» a sillonné la France des plans sociaux et rencontré ses acteurs en lutte.

Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

La France du chômage, ce sont ces plans sociaux qui perlent dans des entreprises de tous ordres, touchant des salariés, des métiers, des territoires. Ce sont aussi des personnages, devenus hérauts sans le vouloir, des petits combats collectifs là-bas vus d’ici mais qui font remuer au plus haut. Reportage.

FOCAST

La fonderie dans l’ombre de Florange

Parqués comme du bétail sur la place de la Concorde, «avec pour seules commodités le mur du jardin des Tuileries pour les hommes, et un accompagnement sous bonne garde, deux à deux, pour les femmes». Dans leur lettre au président de la République, les Soissonnais écument de rage et d’humiliation. Venus manifester à Paris le 5 décembre, 240 élus et salariés d’entreprises en difficulté ont été immobilisés manu militari pendant quatre heures. La banderole énumérant la litanie des fermetures (Jacob Delafon, AR Carton, Wolber-Michelin, Chappée, Ottawa, Becuwe, Trailor, Berthier, BSL industries) a été ignorée. Le même jour, les syndicats de Florange négociaient à Matignon. Même si, avec 600 emplois menacés, 7 000 disparus dans leur bassin depuis trente-quatre ans, ils invoquent leur «douzième Florange». Le slogan leur paraissait vendeur.

Trois jours plus tard, la colère reste à vif. La route qui part de la gare de Soissons (Aisne) vers Villeneuve-Saint-Germain ressemble à un champ d’honneur. Cet intervalle géographique comptait 5 000 emplois dans les années 80, 500 aujourd’hui. Il y avait de tout : du verre, du pneu, de la fonte, de l’acier, de l’inox. Le plus gros employeur ici, désormais, avance-t-on en riant jaune, c’est l’hôpital et la mairie. A gauche, l’ancienne usine de pneus de vélo Wolber, filiale de Michelin, fermée en 2000. Plus loin, une cartonnerie liquidée deux fois, tombée à 50 emplois. Puis BSL Industries (chaudronnerie), liquidée en 2003. BSL Tubes et Raccords a en revanche été repris en 2010 par Genoyer. Puis les braises du moment : la fonderie Focast Picardie et l’assemblier de chaudières Baxi.

Un «C MORT» en lettres jaunes s’étale sur les briques de la fonderie. Edifiée en 1883 par Albert Piat, l’usine ne tourne plus. Le tribunal de commerce a prononcé sa liquidation le 29 novembre, à la consternation des 129 salariés. A l’entrée, des tiroirs bleu ciel avec le nom des gars pour les tenues de travail. Dans les lieux, jamais en repos sous le régime des 3x8, le bruit des pas se fait mat. La poignée d’ouvriers rassemblés autour du four à fusion éteint en parlent à l’imparfait. Son carburant, sa chaleur, le bruit. Ils ont travaillé jusqu’à la dernière pièce en fonte. Pour la plupart, c’est le triste épilogue d’un turn over local. Ballottés d’une usine à l’autre.

Cet après-midi, Franck Casola, CGT, 43 ans, vingt et un ans d’ancienneté, va tenter d’arracher en comité d’entreprise les meilleures conditions de départ. 2013 commencera à Pôle Emploi. La peine n’a pourtant pas été ménagée pour dénicher un repreneur. Le seul candidat a reculé devant un investissement voué à des pertes pour les trois ans à venir.

A côté de la fonderie, il y a sa sœur Baxi, propriété de BDR Thermea. En sursis. Sa fermeture dans deux ans a été annoncée le 15 octobre. Et, plus loin sur la zone, la plateforme Geodis Logistics stoppée depuis la mi-décembre, après la fin d’un contrat avec Carrefour. Les lettres de licenciement des 74 CDI partent le 31 décembre. Mais il y a aussi le centre d’appels Transcom France, en procédure de sauvegarde. Au total, 600 emplois sur le carreau ou sur le point de l’être, d’où le «Florange» invoqué à Paris. «Soissons affiche un taux de chômage de 20,4% et la Picardie, première région ouvrière de France, se situe en dessous du PIB moyen», alerte Jean-Marie Carré, président (PS) de la communauté d’agglomération du Soissonnais. Depuis le début des années 70, la désindustrialisation a grignoté le Grand Soissons, qui compte aujourd’hui 70 hectares de friches orphelines. Un territoire à gauche qui a voté à 27% pour l’extrême droite à la présidentielle, soit 10 points de plus que la moyenne nationale.

Focast fermée, les salariés de Baxi, en suspens jusqu’à fin 2014, n’ont pas le moral. Dans une lettre, la direction générale les a incités à reprendre la cadence, tombée à 50% depuis l’annonce de la fermeture. Sur 115 références de chaudières, 52 sont aujourd’hui en rupture. Mais comment se motiver quand une usine qui comptait 900 salariés en 1976 va mettre les 140 restants dehors ? Dans le Soissonnais, tout le monde a au moins un membre de sa famille passé par Baxi. L’argument économique est imparable : le marché du chauffage au sol affiche un recul de 15% au profit du mural. Et la réglementation européenne interdit les chaudières basse température à partir du 1er janvier 2015, 70% de la production de Baxi.

Ici, tous ont déjà vécu un plan social, en 2008, des bouts de délocalisation, en Turquie pour l’acier, en Italie pour les brûleurs. Avant, tout était fait sur place. «On peut trouver quelqu’un qui pourrait s’installer ici dans la tôlerie fine», tente de convaincre Jean-Marie Carré, le président de la communauté d’agglo. «Après les pneus, Wolbert a fait des meubles, on sait comment ça s’est terminé, oppose Manuel, un contrôleur amer. Si c’est pour rester un an et se barrer avec notre argent, je n’y crois pas.» L’agglomération tente de revivifier les zones abandonnées, d’attirer les entreprises. Mais les emplois créés ne comblent pas l’hémorragie. «On n’est pas que des pleureurs. On demande qu’une solidarité nationale s’exerce sur le territoire», insiste Jean-Marie Carré, qui réclame de l’Etat une conférence territoriale et une augmentation des fonds régionaux européens, sur lesquels une réunion se tiendra finalement le 11 janvier avec le préfet de l’Aisne.

COOP ALSACE

Une institution grignotée par la grande distribution

«On est en train de mourir en silence.» Les syndicats de la Coop Alsace, premier distributeur alimentaire indépendant de la région, sont inquiets. Au point d’avoir décidé d’alerter l’opinion, pour pousser la direction à sortir du bois. «Depuis deux ans, on crie au loup», explique Laurent Hobel, de FO. Ce chauffeur livreur à la Coop depuis quatorze ans, physique massif et regard clair perçant, incarne l’intersyndicale. On ne parle que de Florange, de Doux, mais pas d’eux. Du coup, ils ont exceptionnellement accueilli la presse dans la plateforme logistique implantée en 1976 à Reichstett, au nord de Strasbourg.

La «Coopé» en Alsace est une institution. Depuis le premier magasin en 1902 rue des Dentelles, l’entreprise s’est développée, a fait la pluie et le beau temps dans le commerce de proximité, desservant les communes de la région. Derrière l’église, disait-on, il y a la Coopé. Mais elle a été rattrapée par la grande distribution. Des pertes faramineuses, 120 millions de dettes et une prise de contrôle partielle à 34%, le 1er septembre, par Leclerc, chez qui la Coop avait décidé de s’approvisionner en 2009 après Cora.

A la veille du repas de Noël, les membres du CE décorent la cantine de Reichstett. «Regardez comme c’est calme, dit le syndicaliste Marc Bur, de la CGC, en désignant l’extérieur, seulement trois camions de liquide viennent s’approvisionner là où il y en avait 33 auparavant.» Certaines allées de l’entrepôt sont vides de produits. La direction a ramené la valeur du stock de 13 à 6 millions. Pascal Enger accroche des carillons de boules au plafond, mais le cœur n’y est pas. «Les collègues n’en peuvent plus. L’absentéisme, de 6% cet été, en est à 9% en novembre.» Les derniers volontaires du plan social (409 départs) sont partis en août. L’annonce d’un nouveau PSE de plusieurs centaines de postes se profile pour mi-janvier.

Depuis le 1er septembre, la Coop Alsace est désormais divisée en trois branches de 2 600 salariés au total : la première sur laquelle s’est positionné Leclerc, HyperCoop, regroupe six hypermarchés et 22 Leclerc Express, soit 1 508 salariés. La seconde branche, Coop Magasins de Proximité (CMP), rassemble 144 Proxi, soit 559 emplois. Des enseignes qui enregistrent une baisse d’activité de 15% en moyenne, certaines jetant plus de fruits et légumes qu’ils n’en vendent. «On pâtit de la transformation récente des magasins aux couleurs de Casino, notre partenaire, et de la proximité des Super U, moins chers», renchérit Marc Bur. Quant à la troisième branche, l’UCA (Union des coopérateurs d’Alsace), la menace de compression est tangible : la fermeture de la boulangerie du Port du Rhin (18 salariés), un quartier de Strasbourg, est programmée, la boucherie (90 personnes) serait en vente et les services administratifs et logistiques risquent d’être touchés.

Au-delà de la Coop, c’est la mission sociale (points poste, livraison à domicile) de ses épiceries du coin, présentes sur une centaine de communes, qui va souffrir, fait valoir Laurent Hobel. Sans parler des répercussions sur les industries agroalimentaires alsaciennes. Et de citer la brasserie Meteor, les pâtes Grand-Mère, les maraîchers d’Alsace… «Il faudrait que la région s’implique», conclut-t-il, prononçant même le mot de «régionalisation».

M-REAL

La papeterie sauvée par une «départementalisation»

La mairie à colombages du petit village de 1 500 habitants pavoise avec sur son fronton : «Alizay salue la victoire des M-Real.» Rendez-vous jeudi pour fêter ça à la salle polyvalente, convie le maire, Gaëtan Levitre, PCF. Le conseil général de l’Eure a mouillé sa chemise et voté à l’unanimité, le 11 décembre, la reprise de la papeterie pour 22,2 millions d’euros. Une prise de contrôle temporaire, pour revendre la plus grande partie du site, 15 millions, au papetier thaïlandais Double A, et la centrale biomasse pour 3 millions au producteur d’électricité et de chaleur français Neoen. Le troisième lot, de 28 hectares, sera remis à un établissement foncier pour un port fluvial en bord de Seine.

Ce lundi 17 décembre, une centaine de personnes sont rassemblées devant M-Real pour une assemblée générale. Même le successeur de Bernard Thibault, Thierry Le Paon, a fait le trajet depuis Paris pour donner du lustre au moment. Dans l’auditorium comble, on attend comme des héros les trois syndicalistes CGT et CGC qui n’ont jamais lâché. «On avait juré que l’usine repartirait, entame Thierry Philippot, CGT, ému aux larmes. Notre histoire restera dans le livre des luttes sociales de ce pays.» Dénouement heureux de six mois de négociations, depuis l’arrêt de la papeterie en avril - «330 salariés dehors, 550 avec les sous-traitants». Le bras de fer dure en réalité depuis six ans : depuis le premier PSE en 2006, l’arrêt de la pâte à papier en 2009, suivi du plan social de 2011. Les six derniers mois ont été intensifs pour fédérer les énergies. «Les bûcherons [le propriétaire finlandais, Metsa Board, ndlr] n’avaient pas l’intention de vendre, on l’a obtenu par la force.» Et le seul moyen de concilier le propriétaire et l’acquéreur Double A, fâchés, c’était de passer par l’Etat. «Votre lutte est exemplaire, adresse Thierry Le Paon. Il est des jours où on peut dire victoire dans l’attente de revoir la fumée des cheminées.» L’occasion aussi de marteler que de nouveaux droits doivent être donnés aux salariés.

Le local syndical, situé près du portail qui mène aux deux chaudières culminant à plus de 70 mètres au-dessus de la vallée de l’Andelle, a connu des journées homériques. Une fourmilière où circule Jean-Yves Le Mahieu, l’autre délégué CGT, avec sa grande barbe blanche, ses bagues et ses tatouages. «On n’est pas tout à fait au bout du tunnel», préfère-t-il énoncer, dans l’attente de la signature définitive, vers le 15 janvier, et des conditions d’embauche. Le Mahieu bossait sur l’extrémité de «la machine», à la bobineuse. A M-Real, un des repères chronologiques, c’est la construction en 1991 de cet immense engin de 114 mètres de long, un des plus grands en Europe. Il y a ceux qui ont connu le chantier, et ceux qui sont venus après. A un bout arrivait la pâte à papier, de l’autre sortaient les feuilles sur les mandrins. «Elle n’est pas obsolète, lâche Le Mahieu, c’est une des raisons pour lesquelles on s’est battus.» Avant, le site partait du copeau de bois jusqu’à la ramette de A4, 800 tonnes de papier par jour. «Quand ils ont fermé la partie pâte en 2009, relate un ouvrier, c’était comme couper la branche morte pour sauver l’arbre, mais on sentait que cela sonnait la mort annoncée du site.» Tout l’arsenal possible a été dégainé à M-Real. Les conseils général et régional ont financé une étude d’un spécialiste du papier, le Pr Lachenal, qui proposait des solutions alternatives, comme la production de bioéthanol ou de pâte à papier textile. En vain. Un vœu d’expropriation, suggéré par le PC et le NPA, a même été voté et une procédure a été menée jusqu’à la Commission européenne.

«Cinquante ans qu’on vit à côté de ce fleuron industriel», défend Gaëtan Levitre, 63 ans, conseiller général, ancien chaudronnier «licencié», qui a connu les grèves de 1980 à la papeterie, où les chars avaient été envoyés de crainte que les ouvriers n’ouvrent les vannes de chlore. «En 2009, nous avons créé un collectif de syndicats, d’élus, de représentants de partis politiques qui se réunissait toutes les semaines en mairie d’Alizay», raconte l’élu qui liste 35 entreprises sur le territoire (800 à 1 000 emplois). C’est aussi un collectif d’une quinzaine de salariés et directeurs qui veille à l’entretien de l’usine depuis avril. «On est arrivés à un accord : on acceptait les licenciements en arrêtant de se battre, mais on gardait une équipe pour maintenir l’équipement en état, avec une deadline au 31 décembre 2012», explique Eric Lardeur, CGC, ingénieur. L’équipe de «réindus» officie toujours, fait tourner «la machine» régulièrement, propulse de l’air comprimé dans les tuyaux, entretient la station d’épuration. En parallèle, l’équipe fait le suivi des collègues licenciés, dont 120 (sur 330) ont trouvé un emploi et, parmi eux, 60 en CDI. «La valeur ajoutée ici, renchérit Eric


«On est en train de mourir en silence»

27 décembre 2012 à 22:26
La «machine» de la papeterie M-Real, à Alizay (Eure), 114mètres de long. Après six mois de négociations, l’usine a été provisoirement reprise par le conseil général.
La «machine» de la papeterie M-Real, à Alizay (Eure), 114mètres de long. Après six mois de négociations, l’usine a été provisoirement reprise par le conseil général. (Photo Laurent Troude pour Libération)

Reportage Licenciements, guichets départs, fermetures de sites ou reprise d’activité avec ou sans intervention de l’Etat : «Libération» a sillonné la France des plans sociaux et rencontré ses acteurs en lutte.

Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

La France du chômage, ce sont ces plans sociaux qui perlent dans des entreprises de tous ordres, touchant des salariés, des métiers, des territoires. Ce sont aussi des personnages, devenus hérauts sans le vouloir, des petits combats collectifs là-bas vus d’ici mais qui font remuer au plus haut. Reportage.

FOCAST

La fonderie dans l’ombre de Florange

Parqués comme du bétail sur la place de la Concorde, «avec pour seules commodités le mur du jardin des Tuileries pour les hommes, et un accompagnement sous bonne garde, deux à deux, pour les femmes». Dans leur lettre au président de la République, les Soissonnais écument de rage et d’humiliation. Venus manifester à Paris le 5 décembre, 240 élus et salariés d’entreprises en difficulté ont été immobilisés manu militari pendant quatre heures. La banderole énumérant la litanie des fermetures (Jacob Delafon, AR Carton, Wolber-Michelin, Chappée, Ottawa, Becuwe, Trailor, Berthier, BSL industries) a été ignorée. Le même jour, les syndicats de Florange négociaient à Matignon. Même si, avec 600 emplois menacés, 7 000 disparus dans leur bassin depuis trente-quatre ans, ils invoquent leur «douzième Florange». Le slogan leur paraissait vendeur.

Trois jours plus tard, la colère reste à vif. La route qui part de la gare de Soissons (Aisne) vers Villeneuve-Saint-Germain ressemble à un champ d’honneur. Cet intervalle géographique comptait 5 000 emplois dans les années 80, 500 aujourd’hui. Il y avait de tout : du verre, du pneu, de la fonte, de l’acier, de l’inox. Le plus gros employeur ici, désormais, avance-t-on en riant jaune, c’est l’hôpital et la mairie. A gauche, l’ancienne usine de pneus de vélo Wolber, filiale de Michelin, fermée en 2000. Plus loin, une cartonnerie liquidée deux fois, tombée à 50 emplois. Puis BSL Industries (chaudronnerie), liquidée en 2003. BSL Tubes et Raccords a en revanche été repris en 2010 par Genoyer. Puis les braises du moment : la fonderie Focast Picardie et l’assemblier de chaudières Baxi.

Un «C MORT» en lettres jaunes s’étale sur les briques de la fonderie. Edifiée en 1883 par Albert Piat, l’usine ne tourne plus. Le tribunal de commerce a prononcé sa liquidation le 29 novembre, à la consternation des 129 salariés. A l’entrée, des tiroirs bleu ciel avec le nom des gars pour les tenues de travail. Dans les lieux, jamais en repos sous le régime des 3x8, le bruit des pas se fait mat. La poignée d’ouvriers rassemblés autour du four à fusion éteint en parlent à l’imparfait. Son carburant, sa chaleur, le bruit. Ils ont travaillé jusqu’à la dernière pièce en fonte. Pour la plupart, c’est le triste épilogue d’un turn over local. Ballottés d’une usine à l’autre.

Cet après-midi, Franck Casola, CGT, 43 ans, vingt et un ans d’ancienneté, va tenter d’arracher en comité d’entreprise les meilleures conditions de départ. 2013 commencera à Pôle Emploi. La peine n’a pourtant pas été ménagée pour dénicher un repreneur. Le seul candidat a reculé devant un investissement voué à des pertes pour les trois ans à venir.

A côté de la fonderie, il y a sa sœur Baxi, propriété de BDR Thermea. En sursis. Sa fermeture dans deux ans a été annoncée le 15 octobre. Et, plus loin sur la zone, la plateforme Geodis Logistics stoppée depuis la mi-décembre, après la fin d’un contrat avec Carrefour. Les lettres de licenciement des 74 CDI partent le 31 décembre. Mais il y a aussi le centre d’appels Transcom France, en procédure de sauvegarde. Au total, 600 emplois sur le carreau ou sur le point de l’être, d’où le «Florange» invoqué à Paris. «Soissons affiche un taux de chômage de 20,4% et la Picardie, première région ouvrière de France, se situe en dessous du PIB moyen», alerte Jean-Marie Carré, président (PS) de la communauté d’agglomération du Soissonnais. Depuis le début des années 70, la désindustrialisation a grignoté le Grand Soissons, qui compte aujourd’hui 70 hectares de friches orphelines. Un territoire à gauche qui a voté à 27% pour l’extrême droite à la présidentielle, soit 10 points de plus que la moyenne nationale.

Focast fermée, les salariés de Baxi, en suspens jusqu’à fin 2014, n’ont pas le moral. Dans une lettre, la direction générale les a incités à reprendre la cadence, tombée à 50% depuis l’annonce de la fermeture. Sur 115 références de chaudières, 52 sont aujourd’hui en rupture. Mais comment se motiver quand une usine qui comptait 900 salariés en 1976 va mettre les 140 restants dehors ? Dans le Soissonnais, tout le monde a au moins un membre de sa famille passé par Baxi. L’argument économique est imparable : le marché du chauffage au sol affiche un recul de 15% au profit du mural. Et la réglementation européenne interdit les chaudières basse température à partir du 1er janvier 2015, 70% de la production de Baxi.

Ici, tous ont déjà vécu un plan social, en 2008, des bouts de délocalisation, en Turquie pour l’acier, en Italie pour les brûleurs. Avant, tout était fait sur place. «On peut trouver quelqu’un qui pourrait s’installer ici dans la tôlerie fine», tente de convaincre Jean-Marie Carré, le président de la communauté d’agglo. «Après les pneus, Wolbert a fait des meubles, on sait comment ça s’est terminé, oppose Manuel, un contrôleur amer. Si c’est pour rester un an et se barrer avec notre argent, je n’y crois pas.» L’agglomération tente de revivifier les zones abandonnées, d’attirer les entreprises. Mais les emplois créés ne comblent pas l’hémorragie. «On n’est pas que des pleureurs. On demande qu’une solidarité nationale s’exerce sur le territoire», insiste Jean-Marie Carré, qui réclame de l’Etat une conférence territoriale et une augmentation des fonds régionaux européens, sur lesquels une réunion se tiendra finalement le 11 janvier avec le préfet de l’Aisne.

COOP ALSACE

Une institution grignotée par la grande distribution

«On est en train de mourir en silence.» Les syndicats de la Coop Alsace, premier distributeur alimentaire indépendant de la région, sont inquiets. Au point d’avoir décidé d’alerter l’opinion, pour pousser la direction à sortir du bois. «Depuis deux ans, on crie au loup», explique Laurent Hobel, de FO. Ce chauffeur livreur à la Coop depuis quatorze ans, physique massif et regard clair perçant, incarne l’intersyndicale. On ne parle que de Florange, de Doux, mais pas d’eux. Du coup, ils ont exceptionnellement accueilli la presse dans la plateforme logistique implantée en 1976 à Reichstett, au nord de Strasbourg.

La «Coopé» en Alsace est une institution. Depuis le premier magasin en 1902 rue des Dentelles, l’entreprise s’est développée, a fait la pluie et le beau temps dans le commerce de proximité, desservant les communes de la région. Derrière l’église, disait-on, il y a la Coopé. Mais elle a été rattrapée par la grande distribution. Des pertes faramineuses, 120 millions de dettes et une prise de contrôle partielle à 34%, le 1er septembre, par Leclerc, chez qui la Coop avait décidé de s’approvisionner en 2009 après Cora.

A la veille du repas de Noël, les membres du CE décorent la cantine de Reichstett. «Regardez comme c’est calme, dit le syndicaliste Marc Bur, de la CGC, en désignant l’extérieur, seulement trois camions de liquide viennent s’approvisionner là où il y en avait 33 auparavant.» Certaines allées de l’entrepôt sont vides de produits. La direction a ramené la valeur du stock de 13 à 6 millions. Pascal Enger accroche des carillons de boules au plafond, mais le cœur n’y est pas. «Les collègues n’en peuvent plus. L’absentéisme, de 6% cet été, en est à 9% en novembre.» Les derniers volontaires du plan social (409 départs) sont partis en août. L’annonce d’un nouveau PSE de plusieurs centaines de postes se profile pour mi-janvier.

Depuis le 1er septembre, la Coop Alsace est désormais divisée en trois branches de 2 600 salariés au total : la première sur laquelle s’est positionné Leclerc, HyperCoop, regroupe six hypermarchés et 22 Leclerc Express, soit 1 508 salariés. La seconde branche, Coop Magasins de Proximité (CMP), rassemble 144 Proxi, soit 559 emplois. Des enseignes qui enregistrent une baisse d’activité de 15% en moyenne, certaines jetant plus de fruits et légumes qu’ils n’en vendent. «On pâtit de la transformation récente des magasins aux couleurs de Casino, notre partenaire, et de la proximité des Super U, moins chers», renchérit Marc Bur. Quant à la troisième branche, l’UCA (Union des coopérateurs d’Alsace), la menace de compression est tangible : la fermeture de la boulangerie du Port du Rhin (18 salariés), un quartier de Strasbourg, est programmée, la boucherie (90 personnes) serait en vente et les services administratifs et logistiques risquent d’être touchés.

Au-delà de la Coop, c’est la mission sociale (points poste, livraison à domicile) de ses épiceries du coin, présentes sur une centaine de communes, qui va souffrir, fait valoir Laurent Hobel. Sans parler des répercussions sur les industries agroalimentaires alsaciennes. Et de citer la brasserie Meteor, les pâtes Grand-Mère, les maraîchers d’Alsace… «Il faudrait que la région s’implique», conclut-t-il, prononçant même le mot de «régionalisation».

M-REAL

La papeterie sauvée par une «départementalisation»

La mairie à colombages du petit village de 1 500 habitants pavoise avec sur son fronton : «Alizay salue la victoire des M-Real.» Rendez-vous jeudi pour fêter ça à la salle polyvalente, convie le maire, Gaëtan Levitre, PCF. Le conseil général de l’Eure a mouillé sa chemise et voté à l’unanimité, le 11 décembre, la reprise de la papeterie pour 22,2 millions d’euros. Une prise de contrôle temporaire, pour revendre la plus grande partie du site, 15 millions, au papetier thaïlandais Double A, et la centrale biomasse pour 3 millions au producteur d’électricité et de chaleur français Neoen. Le troisième lot, de 28 hectares, sera remis à un établissement foncier pour un port fluvial en bord de Seine.

Ce lundi 17 décembre, une centaine de personnes sont rassemblées devant M-Real pour une assemblée générale. Même le successeur de Bernard Thibault, Thierry Le Paon, a fait le trajet depuis Paris pour donner du lustre au moment. Dans l’auditorium comble, on attend comme des héros les trois syndicalistes CGT et CGC qui n’ont jamais lâché. «On avait juré que l’usine repartirait, entame Thierry Philippot, CGT, ému aux larmes. Notre histoire restera dans le livre des luttes sociales de ce pays.» Dénouement heureux de six mois de négociations, depuis l’arrêt de la papeterie en avril - «330 salariés dehors, 550 avec les sous-traitants». Le bras de fer dure en réalité depuis six ans : depuis le premier PSE en 2006, l’arrêt de la pâte à papier en 2009, suivi du plan social de 2011. Les six derniers mois ont été intensifs pour fédérer les énergies. «Les bûcherons [le propriétaire finlandais, Metsa Board, ndlr] n’avaient pas l’intention de vendre, on l’a obtenu par la force.» Et le seul moyen de concilier le propriétaire et l’acquéreur Double A, fâchés, c’était de passer par l’Etat. «Votre lutte est exemplaire, adresse Thierry Le Paon. Il est des jours où on peut dire victoire dans l’attente de revoir la fumée des cheminées.» L’occasion aussi de marteler que de nouveaux droits doivent être donnés aux salariés.

Le local syndical, situé près du portail qui mène aux deux chaudières culminant à plus de 70 mètres au-dessus de la vallée de l’Andelle, a connu des journées homériques. Une fourmilière où circule Jean-Yves Le Mahieu, l’autre délégué CGT, avec sa grande barbe blanche, ses bagues et ses tatouages. «On n’est pas tout à fait au bout du tunnel», préfère-t-il énoncer, dans l’attente de la signature définitive, vers le 15 janvier, et des conditions d’embauche. Le Mahieu bossait sur l’extrémité de «la machine», à la bobineuse. A M-Real, un des repères chronologiques, c’est la construction en 1991 de cet immense engin de 114 mètres de long, un des plus grands en Europe. Il y a ceux qui ont connu le chantier, et ceux qui sont venus après. A un bout arrivait la pâte à papier, de l’autre sortaient les feuilles sur les mandrins. «Elle n’est pas obsolète, lâche Le Mahieu, c’est une des raisons pour lesquelles on s’est battus.» Avant, le site partait du copeau de bois jusqu’à la ramette de A4, 800 tonnes de papier par jour. «Quand ils ont fermé la partie pâte en 2009, relate un ouvrier, c’était comme couper la branche morte pour sauver l’arbre, mais on sentait que cela sonnait la mort annoncée du site.» Tout l’arsenal possible a été dégainé à M-Real. Les conseils général et régional ont financé une étude d’un spécialiste du papier, le Pr Lachenal, qui proposait des solutions alternatives, comme la production de bioéthanol ou de pâte à papier textile. En vain. Un vœu d’expropriation, suggéré par le PC et le NPA, a même été voté et une procédure a été menée jusqu’à la Commission européenne.

«Cinquante ans qu’on vit à côté de ce fleuron industriel», défend Gaëtan Levitre, 63 ans, conseiller général, ancien chaudronnier «licencié», qui a connu les grèves de 1980 à la papeterie, où les chars avaient été envoyés de crainte que les ouvriers n’ouvrent les vannes de chlore. «En 2009, nous avons créé un collectif de syndicats, d’élus, de représentants de partis politiques qui se réunissait toutes les semaines en mairie d’Alizay», raconte l’élu qui liste 35 entreprises sur le territoire (800 à 1 000 emplois). C’est aussi un collectif d’une quinzaine de salariés et directeurs qui veille à l’entretien de l’usine depuis avril. «On est arrivés à un accord : on acceptait les licenciements en arrêtant de se battre, mais on gardait une équipe pour maintenir l’équipement en état, avec une deadline au 31 décembre 2012», explique Eric Lardeur, CGC, ingénieur. L’équipe de «réindus» officie toujours, fait tourner «la machine» régulièrement, propulse de l’air comprimé dans les tuyaux, entretient la station d’épuration. En parallèle, l’équipe fait le suivi des collègues licenciés, dont 120 (sur 330) ont trouvé un emploi et, parmi eux, 60 en CDI. «La valeur ajoutée ici, renchérit Eric Lardeur, c’est le personnel encore disponible qu’on contacte pour savoir s’il est prêt à revenir.» Car Double A s’est engagé à prendre entre 200 et 250 personnes.

Mais attention, prévient Jean-Louis Destans, le président du conseil général de l’Eure, «ce n’est ni une nationalisation ni une départementalisation. Nous avons joué le rôle de facilitateur avec le soutien de l’Etat pour un portage d’une nanoseconde». Le nom de M-Real reste aussi gravé symboliquement sur la proposition de loi sur la cession obligatoire de sites rentables, «débattue lors d’une nuit mémorable, que quatre ministres du gouvernement ont obstinément refusée», a rappelé à l’assemblée générale François Loncle, député (PS) de l’Eure. «Une loi qu’il faut continuer à pousser.» Destans traduit la philosophie politique de l’affaire M-Real : «La main invisible du marché ne fait pas tout. La puissance publique peut jouer un rôle intelligent.» A M-Real, on espère redémarrer au printemps. L’histoire ne s’arrête donc pas là. Alors que la Coop Alsace reste suspendue à une restructuration et qu’à Focast, dans l’Aisne, le four restera froid.



28/12/2012
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