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JOSEPHINE BAKER OU LA PANTHENISATION EMANCIPATRICE

Joséphine Baker ou la panthéonisation émancipatrice (médiapart)

|  Par Antoine Perraud

La proposition de faire entrer Joséphine Baker au Panthéon ne manque ni de sel ni de sens. Par-delà les apparences d'un objet sexuel offert aux foules, l'artiste américaine s'avéra sujet pensant subversif : une citoyenne libre et libératrice.

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Courriel de Suzanne Citron, abonnée de toujours à Mediapart, historienne iconoclaste née en 1922, la curiosité sans cesse aux aguets : « Je soutiens à fond Régis Debray. Sa proposition a éveillé chez moi un intérêt jusque-là absent des débats sur la panthéonisation. Si François Hollande veut redonner un sens populaire, une signification vraiment vivante et inscrite dans un présent accessible à toutes et à tous les Français, qu'il écoute Régis Debray. »

Dame ! De quoi s’agit-il ? Régis Debray, qui sait comment fonctionne le ramdam (buzz), a proposé, par deux fois, que Joséphine Baker (1906-1975) entrât au Panthéon. Le 10 décembre aux Matins de France Culture, puis six jours après dans une tribune du Monde : « Cette sirène des rues pourrait bien nous aider à dégeler les urnes et les statues, à mettre un peu de turbulence et de soleil dans cette crypte froide et tristement guindée. »

Jadis, des soldats cacochymes rescapés des guerres coloniales faisaient visiter la crypte du Panthéon. L'un d'entre eux utilisait un mini-cassette, tellement sa voix ne portait plus. C'était lugubre à souhait. Ces guides incarnaient alors le sens commun franchouillard. Ils haussaient quasiment les épaules à l’idée qu’il pût y avoir, dans la place, un Noir auquel la patrie s'avérait reconnaissante (Félix Éboué).

Ces curieux cornacs de la crypte excusaient la présence incongrue de la seule femme, Madame Marcellin Berthelot (elle se prénommait Sophie), par le simple fait qu’elle était morte le même jour que son mari – le 18 mars 1907 – et qu’elle avait donc eu le droit de l’accompagner en cette auguste dernière demeure républicaine, « en hommage à sa vertu conjugale »...

Nous revenons de loin. En sommes-nous seulement revenus ? Il y a bien eu l’entrée d’une seconde femme au Panthéon, Marie Curie. Quelques années plus tôt, dans les parages, la rue Pierre Curie avait été rebaptisée rue Pierre et Marie Curie. Les choses avancent lentement.

Or une panthéonisation doit accélérer le mouvement. Plutôt que de confier un p’tit sondage sur qui caser là au président du Centre des monuments nationaux, François Hollande devrait forcer sa nature. Ne plus chercher l’habituel compromis fondé sur le plus habile commun dénominateur : oser un geste fort et surprenant.

Ce fut le cas avec Zola. La droite française s’était étranglée, en particulier Maurice Barrès. Le bec de celui-ci fut cloué, en 1908 à la Chambre, par un Jaurès souverain : « La gloire de Zola, son honneur, c'est de n'avoir pas conçu l'art à la façon de M. Barrès, comme une sorte d'étang mélancolique et trouble, mais comme un grand fleuve qui emporte avec lui tous les mélanges de la vie, toutes les audaces de la réalité. C'est là ce que le peuple, avec son instinct, a reconnu dans l'œuvre de Zola, dans le chercheur de vérité, dans le compagnon de bataille. Et voilà pourquoi nous vous demandons, messieurs, non seulement d'écarter les restrictions et les réserves, mais, d'accord avec le Gouvernement, de donner à la solennité qui doit fêter cette grande mémoire toute la force et toute l'ampleur populaires qui conviennent au génie français. (Vifs applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.) »

Jean Jaurès lui-même, en 1924, eut droit au Panthéon, sous un gouvernement Édouard Herriot. Les ouvriers des faubourgs et des banlieues envahirent le Quartier latin pour l’occasion et l’historien Jean Touchard, dans La Gauche en France depuis 1900, évoquait la grande peur des bien-pensants de sa famille, juchés sur un balcon du boulevard Saint-Germain, à la vue d’un tel cortège plébéien ! Herriot avait pourtant œuvré en coulisse pour que la cérémonie fût plus radicale que socialiste ; supprimant les pleureuses et danseurs prévus, jugés « trop théâtraux », ou faisant repeindre les deux pots à feu rouges placés derrière le catafalque, estimés trop hardis et fâcheusement provocateurs. Responsable pusillanime soucieux d'équilibre tiédasse, le radical Herriot se trouvait pris en tenaille. L'Humanité, sous la plume de Paul Vaillant-Couturier, commentait ainsi la cérémonie : « Hier, à Paris, pour la première fois depuis la guerre impérialiste, un vrai souffle révolutionnaire a balayé les quartiers fascistes. » La Croix frissonnait d'effroi : « Le spectre du bolchevisme, du soviétisme est apparu sur notre horizon. »

Quatre-vingt-dix ans après, si François Hollande parvenait enfin à délaisser les rives du conformisme pour aborder la falaise du coup d’éclat démocratique, Joséphine Baker serait le meilleur choix pour que le Panthéon s'ébrouât. Femme, métissée, bissexuelle, identifiée comme la première vedette noire mondiale, héroïne de la Résistance française, combattante pour les droits civiques aux États-Unis d’Amérique, ouverte à autrui et fidèle à ses origines, chantre des identités plurielles, cohérentes et fécondes (« J’ai deux amours »), elle mit ses principes en application, adoptant une douzaine d’enfants cabossés de la planète pour former une famille arc-en-ciel, cosmique, régénératrice…

Bref : pas Maurice Chevalier en jupon pour deux sous ! Si bien qu’à y regarder de plus près, on ne peut qu’emboîter le pas à Régis Debray : « Des Folies-Bergère au suprême sanctuaire ? De la ceinture de bananes à la couronne de lauriers ? Profanation ! Le Front national accusera. Le burgrave gémira. La vertu hoquettera. Si le kitsch consiste, comme le dit Kundera, à “se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et s'y reconnaître avec une satisfaction émue”, rien ne serait plus dépaysant, moins hypocrite et narcissique, que de hisser cette Américaine naturalisée en 1937, libertaire et gaulliste, croix de guerre et médaille de la Résistance, au cœur de la nation. » À ces phrases de Régis Debray, dans Le Monde, nous avons tenté de donner un écho animé, dans la vidéo ci-dessous...

 



22/12/2013
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