La tirelire du «système Dassault» était-elle au Liban ? Comme nous l’avions révélé mercredi, les juges d’instruction parisiens Serge Tournaire et Guillaume Daïeff ont mis à jour le montage financier offshore utilisé par le sénateur UMP et ancien maire de Corbeil-Essonnes (1995-2009) pour verser 3,2 millions d’euros, en juillet 2011, à deux de ses agents électoraux présumés, Younès Bounouara et Mamadou Kébé. Libération a pu reconstituer l’opération, réalisée via Beyrouth par une société dont l’objectif officiel était d’acheter un jet privé. Les magistrats, qui enquêtent sur la «corruption» et l’«achat de voix» présumés à Corbeil, soupçonnent que cet argent aurait servi à faire élire en 2010 Jean-Pierre Bechter, l’homme de confiance que Dassault a choisi pour lui succéder à la mairie.

Selon nos informations, qui vont relancer la polémique sur la complaisance des sénateurs, les juges avaient décrit le montage libanais dans leur demande de levée de l’immunité parlementaire de Serge Dassault. Ce qui rend encore plus incompréhensible le fait que le bureau du Sénat a rejeté mercredi, à 13 voix contre 12, la demande des juges.

Achrafieh. Tout a commencé quelques mois après l’élection municipale de décembre 2010. L’homme qui a réalisé le montage est un avocat libanais, Joseph Khoury Hélou. Libération l’a rencontré dans ses bureaux d’Achrafieh, le secteur chrétien de Beyrouth. Neveu de l’ancien président de la République Charles Hélou, il a ses entrées sur la scène politique libanaise. Dassault le contacte au printemps 2011. Après plusieurs rencontres à Paris, il lui demande de créer la société Iskandia SAL Offshore, que Khoury Hélou immatricule le 14 avril. Officiellement, Dassault veut s’en servir pour acheter d’occasion un jet privé Falcon 900 (l’un des modèles de Dassault Aviation) et le mettre en location. L’avionneur devient actionnaire à 75% d’Iskandia le 6 mai, et y injecte 18 millions d’euros, virés depuis l’un de ses comptes bancaires parisiens. Dans la foulée, la société signe l’achat du Falcon pour 23,6 millions d’euros, payables en plusieurs fois.

Deux mois plus tard, «M. Dassault a demandé à ce qu’Iskandia émette des chèques bancaires au nom de deux bénéficiaires en juillet et août 2011 pour des raisons humanitaires», raconte Me Khoury Hélou. Ces dons, dûment notariés et déclarés au fisc, relèvent «exclusivement d’aides accordées à des personnes en difficulté», précise l’avionneur dans son courrier à l’avocat libanais. Il émet donc, fin juillet et début août, cinq chèques à destination de Younès Bounouara (pour 2 millions d’euros) et quatre autres à Mamadou Kébé (pour 1,2 million), tous deux issus de la cité des Tarterêts à Corbeil.

Lors de cet été 2011, les deux hommes se sont rendus séparément à Beyrouth pour toucher le jackpot. «Les chèques bancaires leur ont été remis par un coursier de la banque dans laquelle ils ont été émis, précise Me Khoury Hélou. Les bénéficiaires m’ont contacté par téléphone, mais je ne souhaitais pas les rencontrer. Je ne les ai pas vus en personne.»

Sage précaution. Car les heureux élus sont aujourd’hui au cœur de l’enquête judiciaire. Bounouara est accusé par plusieurs jeunes de Corbeil d’avoir été l’un des organisateurs de la corruption électorale présumée, et de ne pas avoir redistribué l’argent comme promis. L’intéressé dément, et affirme que ce don récompensait «quinze ans de services» au côté du maire. En novembre, il a par ailleurs été mis en examen et écroué pour avoir grièvement blessé par balles Fatah Hou, l’un des auteurs d’une vidéo pirate où Dassault semble reconnaître des versements libanais liés aux élections («Je suis surveillé par la police. […] Je ne peux plus sortir un sou à qui que ce soit, y’a plus de Liban, y’a plus personne là-bas, c’est terminé.»)

Quant à Kébé, il a affirmé à Libération puis à France Inter avoir été à deux reprises l’un des agents électoraux de Bechter aux Tarterêts. En juillet dernier, il a indiqué à un juge parisien que l’argent libanais correspondait à son travail pour l’élection de 2010. Et d’ajouter sur procès-verbal que, lors de son séjour à Beyrouth, il était cornaqué par un intermédiaire. Selon ses déclarations, cet individu lui aurait donné instruction d’ouvrir un compte sur place pour y encaisser les chèques. De sources proches de l’enquête, l’essentiel du magot libanais de Kébé et Bounouara a été, au final, retiré en liquide à Beyrouth.

Dissimuler. Les «opérations» et les «donations» liées à Iskandia se sont déroulées de manière «transparente et licite. Les procédures ont également été entièrement respectées vis-à-vis des autorités fiscales françaises», insiste Joseph Khoury Hélou. Le montage n’a en effet rien d’illégal en soi. Mais les juges soupçonnent Dassault de l’avoir mis en œuvre dans le but de dissimuler les versements à Bounouara et à Kébé.

La suite de l’histoire est en effet troublante. Au départ, Dassault avait confié avoir créé Iskandia au Liban pour payer le moins d’impôts possible sur les revenus liés à la location du Falcon. Mais au printemps 2012, alors que l’avion n’est pas encore livré (Iskandia n’a pas fini de payer), l’avionneur estime subitement que «le Liban était un pays à risques et qu’il préférait achever l’opération de l’achat et de l’exploitation de l’avion au Luxembourg, via la société REF», raconte son avocat libanais.

En mai 2012, Iskandia transfère donc à REF la propriété du Falcon et ce qui lui reste de cash (moins de 5 millions). Mais impossible de vérifier si elle appartient à Serge Dassault, tant les traces de ses actionnaires se perdent dans le brouillard des paradis fiscaux. REF est détenue par Eurodiv, une autre société luxembourgeoise enregistrée au nom de Maxime Laurent, un administrateur de sociétés domicilié à Paris, qui dispose de 186 mandats dans des sociétés françaises. Le 30 décembre 2013, Eurodiv a déménagé à Malte et remplacé ses administrateurs. Quand à Iskandia, c’est devenu une coquille vide : depuis mai 2012, Me Khoury Hélou explique qu’elle n’a «plus d’activité».

Par Yann Philippin et Thomas Abgrall (correspondant à Beyrouth) Photo Marc Chaumeil